La tenue de la première édition de la Ciar (Conférence internationale sur l’afforestation et le reboisement), du 2 au 5 juillet 2024, à Brazzaville, n’est pas sans faire penser au combat d’une grande dame africaine, la Kenyane Wangari Muta Maathai, Prix Nobel de la paix 2004 et première femme africaine à recevoir cette récompense, décédée le 25 septembre 2011, à l’âge de 71 ans. Avec son organisation, «Green belt movement» (Mouvement de la ceinture verte), fondée en 1977, elle a lutté contre la déforestation dans son pays, le Kenya, en engageant les femmes dans le planting des arbres autour de leurs villages, faisant ainsi pousser des forêts. Surnommé «la femme des arbres», elle fut élue ambassadeure du Bassin du Congo par les Chefs d’Etat d’Afrique centrale. Elle a connu des difficultés, en s’engageant dans la vie politique, se faisant emprisonner à plusieurs reprises, sous le régime de Daniel Arap Moi (1978-2002). Wangari Muta Maathai avait participé au 6ème Forum mondial sur le développement durable, organisé à Brazzaville, du 27 au 30 octobre 2008. L’interview qu’elle nous avait accordée demeure d’actualité et s’inscrit en droite ligne de l’objectif de la Ciar d’augmenter la superficie forestière mondiale et du sommet des trois plus grands bassins forestiers du monde. Voici cet entretien d’il y a 16 ans.
* Madame, vous avez assisté au sixième forum mondial sur le développement durable à Brazzaville. Quelles sont les leçons que vous avez apprises et quelles sont les perspectives pour l’avenir de l’Afrique?
** Ce que j’ai appris de fondamental, à l’occasion de nombreuses réunions auxquelles j’ai assisté sur l’Afrique, qu’elles aient été organisées en Afrique par des Africains ou par des partenaires en dehors de l’Afrique, est que les Africains doivent s’approprier les préoccupations de l’Afrique et en assumer la responsabilité. La question de la préservation de la forêt du Congo qui a fait l’objet de la rencontre de Brazzaville constitue une des préoccupations majeures de l’humanité tout entière, relativement au réchauffement climatique. L’Afrique et les Africains ne doivent pas rester en marge de la dynamique lancée au niveau mondial à ce propos. Les Africains doivent s’engager résolument à lutter, à l’instar des autres régions du monde, contre le réchauffement climatique; l’Afrique payant le plus lourd tribut des impacts de ce phénomène.
C’est une leçon qui n’est pas seulement le résultat de ma participation à la conférence de Brazzaville, mais la somme d’une expérience que je capitalise depuis plus de 30 ans et je suis convaincue, hors de tout doute raisonnable, que c’est la vérité. Cette opinion personnelle est partagée par tous ceux-là même qui visitent l’Afrique et s’intéressent à la question du développement durable en Afrique. Nous avons récemment reçu la visite de la secrétaire d’Etat américaine de l’époque, Mme Hillary Clinton, et son message était clair: «Nous serons aidés par nos amis comme les Etats-Unis et d’autres régions, mais la responsabilité nous incombe d’abord à prendre soin de notre continent, de notre pays».
* Votre vie, pleine de sacrifices mais également couronnée de nombreux résultats positifs d’une riche expérience et d’un engagement à défendre les nobles causes, est certainement un modèle pour les jeunes filles africaines. Pensez-vous que l’actuel système éducatif permet à tous, hommes comme femmes, de participer pleinement au processus de développement du continent?
** J’ai été impliquée dans le développement, au cours des 30 dernières années, essentiellement au niveau de la base. De cette expérience, j’ai été amenée à comprendre que le développement doit être inclusif et global. La prise en compte des préoccupations des groupes vulnérables dans toute la société est certes importante, cependant, l’action de développement doit intégrer une vision globale. Il est important de rappeler que les filles, à elles seules, ne peuvent, sans les garçons, sauver l’Afrique et inversement.
La meilleure stratégie, c’est de travailler ensemble, hommes et femmes, garçons et filles, en vue de faire de notre continent un endroit meilleur où il fait bon vivre pour nos enfants. En d’autres termes, il est nécessaire, pour nous, de créer les conditions permettant la promotion de l’égalité des chances à nos enfants, filles comme garçons. Il est inconcevable, aussi bien pour les filles que pour les garçons, de ne pas aller à l’école. La réalité est qu’en parlant de l’Afrique, il y a beaucoup de garçons qui ne vont pas à l’école. On assiste de plus en plus à l’émergence du phénomène des enfants soldats dans les camps de réfugiés ou alors ils se droguent dans les maisons. Ces garçons sans avenir ni pour eux-mêmes, ni pour la société et partant, pour l’Afrique, interpellent la responsabilité de l’actuel leadership africain.
* Les femmes et les enfants en Afrique demeurent parmi les plus grandes victimes des conflits armés. Les Africains sont aussi victimes de l’échec des politiques définies et mis en œuvre par les hommes. L’histoire récente de votre pays, le Kenya, et d’autres pays africains illustre bien cela. Aujourd’hui, le temps n’est-il pas favorable à la promotion du leadership des femmes, pour inverser cette tendance?
** A présent, vous conviendrez avec moi que je ne suis pas partisane de la politique sexiste qui consiste à promouvoir la femme au détriment de l’homme ou inversement. Je suis plutôt favorable à la promotion des hommes et des femmes compétents. S’agissant du Kenya, comme partout ailleurs, la participation de la femme à la gestion des affaires publiques doit être essentiellement conditionnée au mérite et au respect des règles démocratiques.
Alors, ce que je souhaite en ce qui concerne mon pays, c’est de ne pas voir une femme se lancer dans une démarche de manipulation, en vue d’accéder au pouvoir, rien que le pouvoir, sans tenir compte de ses aspirations à promouvoir la paix, la concorde et l’unité nationales. Le Kenya étant un pays dans lequel s’est enracinée la haine des uns vis-à-vis des autres.
* L’Afrique a-t-elle besoin des leaders, hommes ou femmes prêts à la conduire sur la voie de développement durable?
**Au cours de la violence post-électorale au kenya, je n’ai pas vu les femmes appartenant à des communautés belligérantes ou des partis politiques différents prendre position pour mettre un terme aux hostilités et faire ainsi prévaloir la paix. Ce que j’ai observé c’est que les femmes ont plutôt soutenu, chacune son camp pour conserver le pouvoir. C’est dommage alors que celles-ci sont censées être des potentiels candidates aux fonctions de Président de la République. Ainsi, au regard de ce qui précède, je ne voudrais pas idéaliser le leadership féminin. Nous souhaitons tout simplement voir les femmes conduire en toute responsabilité les destinées de l’Afrique. Cela n’est pas facile certes, mais nous devons rester optimistes.
* Votre association, «Green belt movement», s’est démarquée et est aujourd’hui une référence dans la protection de l’environnement. Qu’avez-vous déjà fait en Afrique de l’Est? Et que faites-vous dans d’autres sous-régions et particulièrement en Afrique centrale?
** Le «Green belt movement» est une organisation communautaire qui encourage les communautés à prendre soin de leur environnement immédiat, en organisant des opérations telles que le planting d’arbres, la conservation du sol, le recueillement des eaux de pluie, la protection de la biodiversité locale et la promotion des activités qui peuvent garantir la sécurité alimentaire. La mise en œuvre de ces différentes activités intéresse beaucoup plus les agriculteurs et les ménages. Et, pour réussir dans ce domaine, ils ont besoin d’être soutenus par les partenaires et par le gouvernement.
En Afrique tout entière, particulièrement en Afrique de l’Est, la plus grande contribution de «Green belt movement» réside dans la sensibilisation sur la nécessité de protéger et d’apprécier l’importance de notre environnement, pour une prise de conscience collective, car il y a beaucoup plus de discours, mais pas assez d’actions.
Au niveau de l’Afrique centrale, notre grande contribution est axée sur la campagne de sensibilisation pour la sauvegarde des forêts du Congo. Je suis très fière, parce que grâce à nos efforts, le Bassin du Congo a bénéficié d’au moins 200 millions de dollars, de la part des gouvernements britannique et norvégien. Notre campagne de sensibilisation sur la conservation du Bassin du Congo va se poursuivre et nous avons bon espoir que les autres gouvernements, qui comprennent l’importance de notre combat, vont aussi nous soutenir.
Aussi avons-nous espoir que la question de la conservation du Bassin du Congo sera un des sujets clé des autres rencontres et prendra une place importante dans les négociations de l’après-Kyoto. De même, nous espérons que les peuples d’Afrique centrale vont s’engager véritablement à protéger la forêt du Congo, non seulement en faveur de l’Afrique, mais aussi du monde et que la communauté internationale est prête à indemniser financièrement ces populations, pour qu’elles tiennent ces forêts vivantes et debout.
Pour le reste de l’Afrique, j’espère que le «Green belt movement» a inspiré les gouvernements et les citoyens à comprendre l’importance qu’il y’a à protéger l’environnement, pour le bien de l’humanité.
* En raison de votre combat pour la paix et la conservation de l’environnement sur l’initiative du Président Denis Sassou Nguesso, vous avez été élue ambassadeure du Bassin du Congo, à la fin du sommet des Chefs d’Etat d’Afrique centrale sur la conservation et la gestion durable des forêts des écosystèmes du Bassin du Congo qui s’est tenu à Brazzaville en février 2005. Qu’avez-vous fait pour le deuxième poumon vert du monde, dans le cadre de votre mission?
** Nous avons beaucoup fait à travers les campagnes de sensibilisation sur l’importance de lutter pour la conservation des forêts du Bassin du Congo. Cette campagne se poursuivra très prochainement au sommet de Copenhague, pour placer la forêt du Bassin du Congo parmi les grandes forêts du monde à savoir: la forêt de l’Amazonie et les forêts d’Asie du Sud-Est. Aussi, j’encourage les gouvernements africains à soutenir cette initiative louable, en investissant pour la protection de cette forêt du Congo, sans laquelle l’avenir de l’Afrique est incertain. Il est donc de l’intérêt de tous, d’œuvrer pour la protection de cette forêt.
Propos recueillis par Chrysostome
FOUCK ZONZEKA