Cinéma
La construction du chemin de fer
Congo-Océan, une histoire tragique
Intitulé «Congo-Océan, un chemin de fer de sang», le film documentaire sur la construction du C.f.c.o (Chemin de fer Congo-Océan) a été projeté, pour la première fois au Congo. C’était le mercredi 10 juillet 2024, dans la salle Canal Olympia, à Poto-Poto, le troisième arrondissement de Brazzaville. La date de projection de ce film a coïncidé à celle de l’inauguration du C.f.c.o, le 10 juillet 1934, il y a donc 90 ans. Réalisé par la documentariste française, Catherine Bernstein, avec la contribution du cinéaste congolais Hassim Tall Boukambou, ce film fait découvrir une histoire tragique qui, jusque-là, n’était connu du grand public que de manière parcellaire. Le C.f.c.o est à la fois une histoire tragique congolaise, centrafricaine, tchadienne et aussi chinoise.
Des vies humaines sacrifiées pour réaliser le projet de la colonisation française, la construction d’un chemin de fer de 512 kilomètres pour relier le Fleuve Congo, navigable jusqu’à Brazzaville, et l’Océan Atlantique, au bord de Pointe-Noire, afin d’éviter les cascades et les chutes qui rompent la navigation du fleuve. Une voie ferrée destinée à exporter les richesses naturelles africaines (bois, mines, etc) vers la métropole, pour son industrie.
Le film de Catherine Bernstein (60 ans), réalisatrice-documentariste, auquel le cinéaste congolais, Hassim Tall Boukambou, a collaboré, montre crûment que c’est à main nue que des Congolais, des Africains des colonies françaises de l’A.e.f (Afrique équatoriale française) et des Chinois ont construit le C.f.c.o, à partir de 1921, sous la férule de la S.c.b (Société de construction des Batignolles), qui fut, entre 1871 et 1968, la grande entreprise française de travaux publics et de construction ferroviaire. Les manœuvres, recrutés par la force et travaillant sous le fouet des miliciens du pouvoir colonial, avaient du mal à saisir les messages des contremaîtres français, à cause de la barrière linguistique. Ces manœuvres, mal nourris, étaient comme des bagnards et beaucoup d’entre eux mouraient d’épuisement. Ce projet gigantesque a englouti près de 25 mille vies humaines, dans des conditions atroces et dans l’indifférence totale. Les tunnels de la forêt du Mayombe avaient fait beaucoup d’hécatombes, pour creuser les montagnes de pierres à la main.
Selon les témoignages diffusés dans le film, la construction de ce chemin de fer a laissé des souvenirs amers et tristes. Le Congo peut remercier la documentariste Catherine Bernstein, d’avoir ressuscité à travers un documentaire poignant, l’histoire tragique d’une des œuvres inhumaines de la colonisation européenne de l’Afrique, à l’exemple du tristement célèbre commerce triangulaire d’esclaves africains vers l’Amérique. Quelques spectateurs ont bien apprécié cette œuvre cinématographique, car il permet de connaître et faire connaître l’histoire du Congo-Océan, en suggérant aux pouvoirs publics de construire un monument, une stèle ou des musées en mémoire de ceux qui ont péri pour le construire:
– Sébastien Kamba, cinéaste congolais, auteur, en 1974, du premier long métrage du cinéma congolais, «La rançon d’une alliance», adapté du roman de Jean Malonga, a donné son appréciation, en ces termes: «C’est un grand film à plusieurs niveaux, d’abord ceux qui ont eu l’idée de réaliser ce film. Le deuxième niveau, c’est l’engagement qu’ils ont eu, avec la richesse de la documentation. Ils ont été assez solides, parce qu’il a fallu beaucoup de temps pour avoir cette documentation et convaincre les personnes qui détenaient toute cette richesse en image. Ce film est fort par rapport à toutes les images d’archives. Je pense que nos autorités devraient faire un effort de mettre en place un monument en mémoire de ceux qui sont morts. On ne peut pas oublier les parents qui sont morts dans ce gigantesque exploit».
– Maxime Ndébéka, dramaturge, metteur en scène, conteur, poète et ancien ministre de la culture, l’un des spectateurs s’est exprimé: «Ce film est bouleversant et édifiant. Ce film, c’est la culture, il faut la donner surtout à notre jeunesse. On ne connaît pas notre pays, notre peuple et notre histoire. Il faut que ce film soit projeté dans beaucoup de milieux. En regardant ce film, on se regarde aussi»;
– Alphonse Mafoua, chef de service histoire de Brazzaville: «C’est très révoltant et c’est choquant. On n’a jamais vu ce film et on n’a jamais eu la chance de voir les images de cette histoire de la construction du chemin de fer Congo-Océan. C’est dommage qu’on ait encore des rues qui portent les noms de ces bourreaux qui ont maltraité nos parents et qui les ont fait tuer gratuitement pour ce chemin de fer. Pourtant, à cette époque-là, le monde avait des machines qu’on pouvait utiliser, pour les travaux de construction. On a utilisé l’homme noir comme une machine. Le niveau était trop élevé de ramener l’homme noir à une bête. Nos morts doivent être immortalisés par un monument, plus de 25 mille morts. Ce chemin de fer était construit par tout le monde. Il n’appartient pas à une communauté. Dans ce film, on a diffusé les points de vue des humanistes français, comment ils réagissaient à cette époque. Ce film est très bien venu, il nous donne la vraie version de la construction du chemin de fer dans notre pays et de notre histoire»;
– Hassim Tall Boukambou, cinéaste congolais:«Ce film a été réalisé pour valoriser aussi nos archives. Depuis 2018, on fait un travail de restaurer et de valoriser des archives écrites, vidéos et photos, afin que les gens connaissent leur histoire, découvrent leurs patrimoines riches, malheureusement méconnus. Au regard des réactions des spectateurs, je pense que les Congolais s’intéressent à leur histoire et ils ont besoin de redécouvrir la mémoire de leurs aïeux. Ils veulent vaillamment honorer leurs ancêtres et certainement chercher à débaptiser certains quartiers et certaines rues du Congo. Malheureusement, je pense que nos historiens n’ont pas fait suffisamment du travail. Est-ce qu’ils avaient tous les outils? Je ne pense pas, puisque nous-mêmes nous avons dû négocier pendant des années pour pouvoir accès à toutes ces archives. Aujourd’hui, nous mettons ces outils à la disposition du grand public, les chercheurs, les historiens, les étudiants et peut être les autres qui prendront la relève. Il faut que chaque pan de notre histoire soit étudié et valorisé, pour qu’on puisse construire une Nation solidaire et une véritable cohésion nationale. Je dirais qu’il est temps que les Congolais recouvrent leur mémoire. Elle est salutaire pour notre salut à tous. Il faut que ce film soit vu partout à travers le pays».
Martin BALOUATA-MALEKA
(A Brazzaville)