Dieudonné François Luambo Makiadi de son vrai nom, alias Franco ou Yourgo, a tiré sa révérence le 12 octobre 1989, aux Cliniques de l’Université catholique de Louvain Mont-Godinne, en Belgique, où il était hospitalisé. A l’occasion du 35ème anniversaire de son décès, Dieudonne Antoine-Ganga, ami du disparu, s’est souvenu des moments passés avec le grand virtuose de la guitare, Grand Maître Franco, qui, avec son Orchestre O.k Jazz, a fait danser les populations des deux rives du Fleuve Congo et, au-delà, celles de l’Afrique et des diasporas, marquant ainsi des générations entières d’Africains. Interview!

* Comment s’est faite votre rencontre avec le célèbre artiste musicien Dieudonné François Luambo Makiadi alias Yourgo ou Franco?
** Nous nous sommes rencontrés, Dieudonné François et moi, en 1956, au terrain vague situé en face du Bar Lumi-Congo, actuel Macedo, à Bacongo, le deuxième arrondissement de Brazzaville où les musiciens de l’O.k Jazz s’étaient mis au vert, pour leur première sortie prévue à Léopoldville, aujourd’hui Kinshasa, le 6 juin 1956, chez O.k Bar.
Entre deux répétitions, Franco et ses musiciens jouaient à la pétanque sur ledit terrain vague. Tous les lundis, notre jour de congé hebdomadaire à l’école primaire catholique, comme nous habitions tout juste non loin du Bar Lumi-Congo, nous allions les assister et ramasser les boules qu’ils larguaient par-ci par-là, loin du cochonnet. Franco m’avait adopté comme son petit. Je me souviens qu’il me demandait, avant notre «séance de ramassage des boules», de lui réciter toujours la table de multiplication. J’ai compris plus tard que c’était sa façon de savoir si j’avais révisé mes leçons, de m’inciter à apprendre mes leçons d’une part et d’aller plus loin dans les études, d’autres part. Dieudonné François Luambo Makiadi alias Franco était à la fois mon homonyme, mon aîné et mon ami.

* Après cette rencontre, comment vos relations se sont-elles consolidées?
** Nos relations se sont consolidées, au point où, quand j’ai grandi, il venait manger chez moi, à Bacongo, avant ou après le concert. Et moi j’allais souvent chez lui, à Kinshasa, les week-ends. Il me souvient que lors de mes études en France, il est venu me voir deux à trois fois, pour m’encourager. Franco a été, pour moi, un grand-frère et un ami qui tenait à ma réussite.

* Qu’est-ce qui était de particulier chez cet artiste musicien?
** Franco était un homme affable, humain, altruiste et enclin au pardon. Mais, cela n’a pas empêché qu’il soit l’artiste-musicien qui a excellé dans la satire. Il tirait à boulets rouges sur tous ceux qui le titillaient. Dans ses recherches permanentes, il aimait tourner en dérision les personnages qu’il mettait en scène, user d’un vocable léger pour les frustrer.
C’était pourtant là son autre rôle de chansonnier. L’humour et le sentimental formant un couple impossible qui dégénère souvent en grivoiseries; il a dû parfois en payer le prix. Ainsi, il s’en est pris à tout le monde. Il n’a épargné personne. A ce propos, Raoul Yema Die Lala a écrit: «Il était témoin de son temps. Un témoin volontaire qui évoquait sa rencontre avec son destin. Et cela, il l’avait exprimé dans sa simplicité et aussi naturellement, dans sa brutalité».
Franco n’avait pas peur des mots. La satire était l’un des domaines où il se distinguait et excellait dans l’écriture de ses textes. Tirer à boulets rouges sur ceux qui le titillaient semblait un de ses points forts. Il n’épargnait personne. Même si parfois son parler cru, dru et vrai dérogeait au confort moral collectif, il avait le mérite d’écarter, dans la plupart des cas, l’hypocrisie et la subjectivité béate. A ce propos, le prêtre qui célébra la messe de ses funérailles affirma: «Franco fut un messager de la paix et de la liberté. La liberté illimitée de l’esprit qui a lâché et qui a dérangé, mais qui a eu comme effet de réveiller les consciences. Celles des gens simples comme lui-même l’était et qui ont appris, à travers ses chansons, qu’ils avaient eu aussi des droits».
Trois décennies de musique ont fait de lui une voix écoutée, redoutée et même parfois détestée. «Suki mpembe na O.k Jazz». Ce qui veut dire en français, «scotché à jamais à O.k Jazz», telle a été la devise de Franco.
D’autre part, comme l’a chanté Simaro Lutumba, dans sa chanson «Mabélé», Franco ne s’habillait qu’en toile kali et ne chaussait que des tongs. Franco disait d’ailleurs de lui-même: «Dans la vie comme dans la musique, le succès n’a pas changé grand-chose pour moi. Je ne joue pas au vedettariat. Ce sont les autres qui me confèrent le statut de vedette. Moi, je vis simplement, comme monsieur tout le monde. Je mange la chikwangue et le makayabu dans les gargotes du Quartier Matonge de Kinshasa, avec les fans. Je suis mêlé à la masse. J’ai toujours les mêmes amis. Je n’ai pas de garde de corps. N’importe qui peut m’approcher, me parler, me dire ce qu’il pense de moi et de ma musique sans que je m’en offusque».

* Parlez-nous de la première chanson de Franco et dans quelle condition l’avait-il composée?
** La première chanson de Franco est «Bolingo na ngai Béatrice». Cette chanson opéra un grand changement dans la vie de Franco, grâce à Papa Dimitrous, un Grec qui était propriétaire des éditions de disques «Loningisa», à Léopoldville. Elle lui permit d’être connu dans toute la ville. Elle le plongea, avec son orchestre, O.k. Jazz, dans la cour des grands comme Bowane, Wendo, etc. Le nom O.k Jazz, à sa seule évocation, résonnait, à ce moment-là, dans les milieux musicaux congolais et ailleurs, comme quelque chose de mythique, une référence quasi biblique.

* Comment lui est arrivé de créer son orchestre, le Tout Puissant O.k Jazz?
** C’est en 1971 que Franco a modifié le patronyme de son orchestre, O.k. Jazz. Il était devenu, «Tout Puissant O.k. Jazz» (TP O.k.Jazz) qui se restructure, sur le plan administratif. C’était une grande entreprise musicale au sein de laquelle évoluaient au moins une cinquantaine d’artistes musiciens. Il possédait aussi deux tonnes d’instruments de musique, un autocar pour les déplacements en provinces et un lieu unique où il se produisait, l’Immeuble 1-2-3, situé dans la Commune de Kasa Vubu à Kinshasa. Il va avoir ses propres éditions: Epanza Makita, Boma Bango, les éditions populaires (Edipop) et Visa 80. Le but de ce dernier est aussi de produire les orchestres des jeunes musiciens.

* Avez-vous connu les premiers sociétaires? Si oui, comment se passait le recrutement?
** L’Orchestre O.k Jazz était aussi un foisonnement de talents tels que Victor Longomba alias Vicky, Edouard Ganga alias Edo, Célestin Nkouka alias Célio, Daniel Loubelo alias De La Lune, Joseph Mulamba alias Mujos, Kwami, Isaac Musekiwa, Kiamouangana Verckys, Lutumba Simaro, Michel Boyibanda, Sam Mangwana, Brazzos, Gilbert Youlou Mabiala, etc. Les premiers sociétaires ont été Essous, Nino Malapet, Saturnin Pandi, Edouard Ganga alias Edo, Célestin Nkouka alias Célio, Daniel Loubelo alias De La Lune, Dessouin, Brazzos et Rossignol.
Je ne saurais vous dire comment se passait le recrutement. Enfin, le seul jour où Franco m’associa à un recrutement, est le jour où il avait recruté Gilbert Youlou Mabiala dont je fus le cosignataire.

* A quel moment Franco commence à s’affirmer comme un grand artiste?
** L’O.k Jazz est créé le 6 juin 1956, à Léopoldville. A partir de 1957, Franco commence à se faire connaître avec son orchestre. Il va commencer à ronger peu-à-peu, l’espace musical jusqu’à se frayer un boulevard, dans la sphère musicale léopoldvilloise où Joseph Kabasele alias Grand-Kalle régnait avec son orchestre, African Jazz, qui était l’unique école que connaissait la musique congolaise moderne. Franco et l’O.k Jazz vont émerger, forgeant alors admiration et respect. Une deuxième école était née, qui se démarquait totalement du style de Grand-Kalle. Franco lança la rumba odemba que l’on appelle aussi «kilo ya Kinshasa», avec laquelle il marqua des points.

Propos recueillis par
Chrysostome
FOUCK ZONZEKA

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