Au Congo-Brazzaville comme dans d’autres pays africains, les évacuations médicales sont devenues de vrais boulets financiers pour l’Etat. Elles suscitent des interrogations de justice sociale sur qui doit légitimement en bénéficier. Ce qui amène à y réfléchir. C’est le cas dans cette interview du médecin français d’origine congolaise, Dr Diaz Patrice Badila Kouéndolo, chef de pôle et chef du Service gériatrie à l’Hôpital Hôtel Dieu du Creusot, en France, spécialiste des maladies dégénératives et expert en gestion et politiques de santé.

* Docteur, dans un pays, qui doit bénéficier de l’évacuation médicale à la charge de de l’Etat?
** L’évacuation médicale est définie comme l’extraction d’une personne souffrant d’un problème de santé vers une institution susceptible de lui prodiguer les soins appropriés. En clair, une pathologie ne disposant pas localement d’un plateau technique permettant une prise en charge adaptée, et qui nécessite un déplacement en dehors du pays. Au Congo-Brazzaville, les évacuations médicales ont bénéficié, dans 87.59% des cas à des fonctionnaires et à 2% à des personnes dites indigentes, entre 2014 et 2016.
L’arbre décisionnel repose sur le Conseil de santé, organe interministériel constitué des représentants des régies financières, des entreprises (publiques et privées) et de cinq à six experts dans le domaine des spécialités-clés. Le Conseil de santé reçoit les dossiers pour avis d’évacuation médicale du C.h.u-B, qui juge la gravité du cas et de l’inefficacité du plateau technique local, justifiant de se référer aux formations sanitaires à l’étranger. Cependant, la décision finale relève du président du Conseil de santé qui est le ministre en charge de la santé, qui réunit une fois par mois le Conseil de santé. Les structures impliquées dans le Conseil de santé sont le C.h.u.-B, la Direction générale des hôpitaux et l’organisation des soins, la Direction générale du budget et la Direction générale du contrôle budgétaire.

* A quelle hauteur se situe la participation de l’Etat dans une évacuation médicale?
** La circulaire du 17 juillet 2022 du ministre des finances, du budget et du portefeuille public de l’époque précise que l’apport de l’Etat ne peut excéder la somme de dix millions de franc Cfa, au titre de la provision pour toute évacuation sanitaire, en dehors des frais de transport. Cette provision est uniquement payée par virement au compte de l’hôpital d’accueil.
L’Etat ne pouvant intervenir qu’à hauteur de 80% des charges à supporter, tout agent de l’Etat bénéficiaire d’une évacuation sanitaire ou toute autre personne s’étant constituée caution pour une prise en charge, se verra appliquer, sur son salaire, la retenue de 20% au titre du remboursement à l’Etat des sommes engagées.

* Quelles observations peut-on faire à ce jour au regard de ce qui se passe, car dans les faits, le plafond de dix millions paraît comme une provocation?
** L’étude du Prof Pierre-Marie Tebeu, de nationalité camerounaise, premier directeur général du Ciespac (Centre inter-Etats d’enseignement supérieur en santé d’Afrique centrale) et collègues sur les dysfonctionnements du processus d’évacuation sanitaire hors de la République du Congo, de 2014 à 2017, montre que la préférence, pour les patients d’une évacuation à l’étranger, est pour une prise en charge de façon intégrale, par l’Etat, des soins à l’étranger, alors que sur place, cela était limité aux seuls frais d’hôtellerie. Une autre explication à cette volonté d’être évacué à la charge de l’Etat est le manque de confiance dans le personnel local de santé, déjà évoquée par plusieurs auteurs comme élément occasionnant les évacuations de complaisance. Une défiance à l’encontre du personnel local de santé, en lien avec les dysfonctionnements observés dans le système de santé en Afrique et, en particulier, dans l’organisation des services de santé.
Les dysfonctionnements dans le processus de traitement des dossiers administratifs et financiers portent sur le manque de tenue des réunions du Conseil de santé, le manque de budget de fonctionnement, etc. A partir de là, les décisions d’évacuations sanitaires ne respectent plus les textes en vigueur. On relève aussi des dysfonctionnements dans la prise en contact avec les hôpitaux d’accueil. Le service de l’assistance médicale gratuite de la Direction générale des hôpitaux et l’organisation des soins, dédié à prendre les contacts avec les hôpitaux d’accueil, faute d’être au rendez-vous, s’est vu déborder par les familles qui contactent, elles-mêmes, les hôpitaux d’accueil et soumettent les devis à la Direction générale des hôpitaux et l’organisation des soins. Ce qui induit une production fantaisiste de devis. Ces pratiques dérivantes sont devenues malheureusement monnaie courante.
D’autres dysfonctionnements se produisent dans le règlement des devis ou des factures. Entre les dossiers d’évacuations médicales et les devis approximatifs non conformes aux pathologies et la remise des fonds aux usagers eux-mêmes provoquent des conséquences désastreuses. Enfin, l’absence de fluidité dans la collaboration entre les différents services entrave aussi le suivi administratif des évacués. En effet, la Direction générale des hôpitaux et l’organisation des soins ignore le devenir de certains malades évacués dans les différents pays, par l’absence de traçabilité.

* Quelles conclusions peut-on tirer de tout cela?
** Aujourd’hui, qui doit bénéficier des évacuations médicales à la charge de l’Etat? La population est en droit légitime de se poser la question sur les pratiques actuelles entourées d’un flou total. Le journaliste Alain Foka, un ancien de Radio France internationale (Rfi) note que c’est l’équivalent de sept hôpitaux high-tech que coûtent, chaque année, les évacuations sanitaires, pour l’ensemble des pays francophones de l’Afrique subsaharienne. Le Dr Roger Moyou-Mogou souligne que le coût de trois patients africains dialysés en Europe peut permettre de construire un centre de dialyse avec quatre postes, pour desservir douze patients par jour, dans un hôpital africain.
C’est beaucoup trop d’argent dépensé pour si peu de personnes. Cela conforte l’idée que, pour le grand nombre de la population qui n’a pas d’autre choix, les hôpitaux du pays sont devenus des mouroirs. Nos dirigeants en Afrique n’ont pas pris conscience de l’importance de la souveraineté sanitaire. Les évacuations médicales sont une aberration scientifique et technologique qui jettent à terre les institutions de santé des pays qui y recourent. C’est un aveu d’échec des politiques publiques de santé dont les lignes de force et l’état de délabrement avancé ont été aggravés en Afrique subsaharienne par des politiques d’ajustement structurel auxquelles les gouvernements se sont pliés au début des années 80. Il s’agit des systèmes de santé au bord du gouffre, un véritable scandale politique qui se déroule sous nos yeux.

* Que faire, docteur?
** Les évacuations médicales ne sont pas une panacée en politique de santé. On y recourt à un certain moment et pour certains cas, mais jamais elles ne peuvent constituer une politique nationale de développement sanitaire. Un pays comme le Congo dispose aujourd’hui de plusieurs hôpitaux. Beaucoup de médecins ont été formés. Ce qui pose problèmes, c’est le plateau technique, il faut le moderniser. Il faut la revalorisation des métiers de santé, la création de beaucoup de laboratoires et même des laboratoires spécialisés dans certaines pathologies, pour faire des diagnostiques scientifiquement fiables. Il faut une bonne gestion des hôpitaux, de leurs stocks de médicaments, etc. Il faut des partenariats publics-privés dans le domaine de la santé pour la gestion de certaines structures hospitalières. Il faut une politique de faire venir régulièrement dans le pays, chaque année, des spécialistes internationaux dans des technologies de pointe en matière de santé. Il faut sortir du complexe que seul ce qui est fait en Europe est valable et bénéfique pour nous.

Propos recueillis par Urbain NZABANI

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