En dehors du 1er novembre, fête de la Toussaint, le jour où les Congolais vont par monts et par vaux, fleurir les tombes de leurs êtres très chers disparus, la saison sèche, qui a commencé le 15 mai, est aussi la période où l’on procède au nettoyage des cimetières et à la construction des tombes. Le cimetière bien que situé à l’écart des habitations n’est pas exclu du village, les habitations et le cimetière faisant partie du village au même titre que le mbongui et les poulaillers ou enclos. Les vivants se sentent en sécurité quand ils ont leurs morts; et ces derniers ne se sentent pas rejetés par les vivants. Reposant dans le cimetière, les morts ne sont donc pas morts. Car, ils participent à la vie invisible de la société et des individus qu’ils sont censés protéger. Ainsi, ils en deviennent les esprits protecteurs, les mânes. Un rituel qui est scrupuleusement respecté dans quelques départements du Congo.
Malheureusement, la Toussaint et le rituel du nettoyage des cimetières ou de la construction des tombes ne représente plus rien pour des compatriotes telles qu’Apendi, Loutaya et Nzoumba. Celles-ci sont respectivement nées à Makoua (Cuvette), à Kinkala (Pool) et à Nkayi (Bouenza) en 1960, l’année de l’indépendance de notre pays, le Congo. Cette indépendance dont elles ont entendu parler dans leur jeunesse par leurs parents. C’est d’ailleurs, au cours de ces récits ou d’autres entretiens à bâtons rompus qu’elles ont aussi entendu parler de la lutte anticoloniale, menée, avec bravoure, par Bouéta-Mbongo, Mabiala-Ma-Nganga, Biza, Samba Ndongo, Matsoua André, etc. Comme elles ont, enfin, entendu parler de nos éminents patriotes: Félix Tchicaya; Jacques Opangault; Emmanuel Dadet; Leyet-Gaboka; Stéphane Tchitchelle et l’abbé Fulbert Youlou, Premier Président du Congo.
A l’issue de leurs études à l’Ecole des carrières de la santé Joseph Loukabou de Pointe-Noire, les trois amies, Apendi, Loutaya et Nzoumba, obtinrent le diplôme d’infirmière d’Etat. Après, elles épousèrent respectivement Atipo, Manangou et Mboungou. Elles fondèrent une famille, chacune de deux garçons. Leurs familles modestes n’étaient ni riches, ni pauvres non plus, mais heureuses. Mais, comme dans les contes de fées, tout bascula dans le tragique, lors des événements malheureux qui endeuillèrent le peuple congolais, à la fin du siècle dernier. Lesquels événements emportèrent ad patres leurs très chers et tendres époux ainsi que leurs enfants chéris.
Depuis, Apendi, Loutaya et Nzoumba sont inconsolables. Elles n’arrivent toujours pas à faire la différence entre le rêve et la réalité, entre le «dipanda» et sa congénère, entre cette histoire sanglante qui chevauche entre le Diable et le Bon Dieu; entre la barbarie animale et l’angélisme.
Elles se demandent pourquoi ça leur est arrivé, à elles spécialement. Elles se le demandent, parce qu’elles ne comprennent absolument rien à tout ce présent longuement pénible et noir qui n’offre aucun avenir paisible et rassurant. Elles ne demandent rien à personne, ni aux autorités, ni au simple citoyen lambda, ni encore aux inventeurs des avenirs illusoires inexistants, ni enfin aux créateurs des saintetés sans Dieu.
Apendi, Loutaya et Nzoumba ignorent toujours où gisent les corps de leurs époux et de leurs enfants. Et personne ne les y aide. Elles ignorent totalement ce qu’il est advenu d’eux. Corps jetés dans le Fleuve Congo ou dans le Djoué et servant de limon devant fertiliser les terres ancestrales pour un peuple, enfin, humanisé et fraternisé? Ou chairs putréfiées dans des fosses communes et servant, de facto, de pitance aux carnivores de Moukounzi-Ngouaka ou d’Itatolo? Des morts anonymes, des morts inutiles?
Apendi, Loutaya et Nzoumba ne savent toujours pas. Les rituels du dépôt des gerbes de fleurs sur les tombes, le jour de la Toussaint, de la construction de ces-dernières et du nettoyage des cimetières en saison sèche, ne leur disent rien; ils ne signifient plus rien pour elles, épouses et mères. Elles ne comprennent pas tout cela, du point de vue de la simple logique humaine. Elles regardent, avec des yeux hagards, leurs voisins qui vont en famille, comme en pèlerinage, se recueillir et fleurir les tombes de leurs parents et amis, ou les nettoyer dans les cimetières tant de Brazzaville que des banlieues.
Elles ne comprennent pas aussi que l’on n’ait toujours pas donné de sépulcre ou, à défaut, un cénotaphe au Président Alphonse Massamba-Débat qui, durant ses cinq ans au pouvoir, avait donné la priorité au «take off» de l’industrialisation et de l’économie de notre pays, en créant des emplois et des entreprises d’Etat, comme l’usine textile de Kinsoundi ou l’Ofnacom (Office national du commerce), entre autres. Elles ne comprennent pas aussi que, jusque-là, l’on n’ait pas érigé à la Place de la République, une stèle ou un monument pour tous les anciens Présidents défunts de notre pays, et sur lesquels serait gravé en lettres d ’or: «A tous les anciens Présidents de la République, la Nation congolaise reconnaissante».
Les Congolais y déposeraient des couronnes de fleurs, non pas seulement le jour de la Toussaint, mais aussi les 15 août et le 28 novembre, dates commémorant respectivement, l’indépendance et la proclamation de la République.
Apendi, Loutaya et Nzoumba, oubliées dans leurs deuils de veuves et de mères privées de bonheur maternel et familial? Oubliées dans la solitude de leurs malheurs et de leurs conditions? Elles ne cessent de le dire dans leurs quartiers respectifs de Nkombo, de Mikalou et de Madibou, quand elles se retrouvent. Elles partagent leur vie entre l’agriculture de subsistance, entre les cultures maraîchères et les soins prodigués à des voisins, avec l’aide d’anciens collègues infirmiers retraités. Une manière pour elles d’appliquer «l’article 15» autrement dit «l’article de la débrouillardise» aux fins d’apaiser les affres de leurs deuils tombés dans l’anonymat forcé et d’arrondir les fins de mois.
Elles ne cessent de penser aussi aux autres veuves, aux autres mamans des «disparus du beach», de tous ces maris et enfants morts dans les forêts d’Ikonongo, du Pool, du Niari, de la Bouenza… et enterrés à la sauvette dans la nature et dont les tombes sans épitaphe ne seront jamais retrouvées ou fleuries et dont la mémoire des occupants ne sera jamais honorée.
En attendant une éventuelle et possible réponse aux questions qu’elles se posent quotidiennement dans leur for intérieur, ces questions qui taraudent leurs esprits d’épouses, de veuves et de mères, une réponse qui viendra peut-être un jour, quand elles ne seront plus là, quand elles ne seront plus de ce monde.
Apendi, Loutaya et Nzoumba, à l’instar des autres veuves oubliées, méditent et pleurent en silence, loin des caméras et des médias, sur leurs époux, sur leurs enfants et sur tous ces défunts anonymes. Les grandes douleurs ne sont-elles pas muettes?
Avec ces drames, Apendi, Loutaya et Nzoumba ont compris d’une part que la douleur était un trésor que l’on ne découvrait qu’en soi-même et d’autre part que tout homme vivait la mort à chaque instant, à chaque geste qu’il faisait; que tout pouvait dégringoler sur lui; que la mort était toujours là. En effet, tout homme vit la mort à chaque instant, à chaque geste qu’il fait. Tout peut dégringoler sur lui; la mort est toujours là. La vie n’est-elle pas comme la petite flamme de la lampe? Elle peut s’éteindre d’un seul coup et c’est la mort. Car, le moment de la fin de notre vie, comme l’a dit Saint Jean Chrysostome, est un secret qui échappe à chaque homme. En sommes-nous conscients?
Dieudonné
ANTOINE-GANGA.