Mes très chers citadines et citadins, Brazzavilloises et Brazzavillois, laissez-moi profiter de ce début de saison sèche, pour me plaindre de votre comportement irrespectueux et irresponsable envers moi, votre mère. Souffrez que je vous rappelle mon histoire.

Moi, Brazzaville-la-verte, votre mère, j’ai été fondée le 3 octobre en 1880, par Pierre Savorgnan de Brazza. Je n’étais qu’un terrain sablonneux, très perméable à propos duquel Charles de Chavannes, son compagnon et secrétaire particulier, avait écrit: «Les cases sortent de terre peu-à-peu, simples paillottes au toit de chaume grossier; les parois sont faites de branchages entrelacés. Avec le bois provenant de la démolition des caisses, j’établis les premiers moules à briques. De jeune bois d’oukoumé serviront à édifier la charpente (de ma case) et l’immense toit sera fait de chaume épais; les nervures et les feuilles de palme de raphia (qu’il faut aller quérir très loin), serviront à en former les parois, avec une certaine élégance, le sol sera dallé de briques cuites jointoyées avec de l’argile. Voilà l’humble début de Brazzaville».

Dieudonné Antoine-Ganga.
Dieudonné Antoine-Ganga.

Plus tard, entre 1888 et 1911, je me construisis en trois quartiers qui se superposaient en marches d’escaliers: «Le Plateau», quartier administratif où l’on trouvait le Palais du gouverneur, le Palais de justice, la prison, le marché couvert, les bureaux des douanes, le camp militaire «Tchad», la Cathédrale Sacré-Cœur, etc; «La Plaine», quartier commerçant, et «M’Pila», quartier industriel et commerçant.
Au Nord et au Sud de ces trois quartiers séparés respectivement par les ruisseaux de la M’Foa et de La Glacière, furent construits deux quartiers dits indigènes: Poto-Poto et Bacongo. Entre ces quartiers, la brousse s’insinuait en terrains vagues qui, plus tard, cédaient la place à des parterres de fleurs.
En 1936, avec l’arrivée du gouverneur général Reste, je connus un boom économique et social, et mon embellissement. En effet, de nouveaux immeubles tels que l’actuel Palais de justice, le Trésor public (l’actuel Conseil économique, social et environnemental), l’ancien hôpital général, l’Église Saint-François d’Assise, etc, furent construits.
Le gouverneur général Reste, l’un de mes bâtisseurs, affirmait: «À Brazzaville, j’ai voulu des jardins et des parcs, des pelouses, des tapis de gazon, des corbeilles de fleurs, donnant à cette ville une élégance toute moderne, une impression d’accueillante fraîcheur et de santé… Brazzaville est aujourd’hui une symphonie puissante et douce: des palmiers, des acacias, des eucalyptus, des cocotiers, des fromagers monstrueux, des flamboyants… Des allées nombreuses et sur le pourtour du plateau Bacongo, cette promenade des rapides; dominant le fleuve et qu’envieraient bien des capitales… Brazzaville avait toute la grâce de la nature et tout l’art de ses urbanistes… Brazzaville est appelée à jouer un rôle de premier plan. Elle doit devenir davantage encore dans l’avenir une des grandes métropoles du continent noir… Elle se doit d’être un foyer spirituel, un centre d’études où viendront se former, dans l’esprit français, ces forces nouvelles qui feront l’Afrique de demain…
La tâche lui incombe -elle l’a déjà noblement assumé dans le passé- de présider à l’épanouissement de notre culture toute d’humanité, de justice et de fraternité: elle doit être un phare qui éclaire et qui vivifie…».
J’aurai ainsi abrité le Centre d’enseignement supérieur de Brazzaville, le Grand-séminaire Libermann, l’École normale supérieure de l’Afrique centrale, l’Hôpital général de l’A.e.f, etc. J’ai été la capitale de la France-Libre, pendant la Seconde guerre mondiale; j’ai abrité aussi, en 1965, les Premiers jeux africains et en 1996, le Fespam, etc.
Comme l’affirmait André Davesne, «je ressemblai, malgré mon titre de chef-lieu, davantage à un grand et coquet village qu’à une ville moderne. Très peu de ces mornes rues où des maisons revêches s’alignaient coude à coude; par contre de belles et larges avenues bordées de jardins dans lesquels les habitations se dissimulaient».
En tout cas, je fus un immense parc, d’où mon sobriquet «Brazzaville-la-verte»: «Partout des pelouses de «paspallum», ce tenace chiendent qui résiste à des mois de sécheresse; des pergolas qu’escaladaient des plantes grimpantes; des arbres magnifiques: palmiers aux élégants panaches, manguiers couverts de fruits qui pendillaient au bout de longs pédoncules, arbres de fer aux voûtes harmonieuses d’où tombaient de lourdes grappes violettes qui ressemblaient à la glycine, acacias de toutes espèces au feuillage dentelé délicat et mobile, et surtout flamboyants qui semaient la splendeur pourpre de leurs bouquets». L’on entendait aussi les oiseaux chanter à la lisière de la forêt de la Patte d’Oie et du bois de la Glacière. Tout cela nous berçait, vous et moi.
Malheureusement, aujourd’hui, il m’a été donné de constater avec amertume que je ne cessais de perdre mon charme d’antan. La forêt de la Patte d’Oie et le bois de la Glacière ont été détruits. Je suis devenue, en effet, une vieille ville ridée et éclopée où tous mes citadins marchent ou roulent clopin-clopant, dans des avenues et rues cahoteuses, ensablées, jonchées de nids de poules et de gros trous béants, inondées de mares d’eau après chaque pluie; une cité où certaines de mes rues et avenues ont été transformées en dépotoirs, en carrosseries de «voitures potagers» voire même en cimetières des épaves et autres carcasses de voitures dont dégoulinent en permanence les huiles crasseuses des moteurs rouillés; une cité où encore d’autres rues sont des impasses sans issue, des niches des chiens errants, affamés et chétifs.
Le Stade Éboué, jadis temple de football où mes équipes, A.s Bantous, A.s Lorraine, Cara, Diables-Noirs, Etoile du Congo, Lumière de Bacongo, Nancy-Kahunga de Bacongo, Patronage, Racing Mobebisi, se livraient à des joutes sportives, est devenu un terrain vague; le Stade Marchand, un dépotoir d’une entreprise chinoise de construction, mes trottoirs, des «ngandas» que prennent d’assaut, très tôt le matin, les bacchantes et les vendeurs de fripes et d’autres pacotilles; tous mes marchés (Total, Moungali, Ouenzé, Poto-Poto…) débordent dans les rues et avenues avoisinantes, où il devient impossible de marcher et de circuler à moto, à vélo ou en voiture. Un véritable parcours de combattant!
Les bars dancings et les buvettes, comme Faignond, Lumi-Congo (Macedo), Super-Jazz, Bouya, Elysée-Bar, Pigalle, Chez Tahiti, la Casa Antica, Jardin du Congo (Chez Mouyembé), etc, dont les haut-parleurs diffusaient des décibels dans mes banlieues ont disparu de la circulation; les salles de cinéma A.b.c, Ebina, Le Paris, Le Vog, Lux, Rex, Rio, Star et Vox, ont, elles aussi, disparu. Elles ont été transformées soit en super-marchés chinois, soit en temples des églises dites de réveil. Quant aux bibliothèques, elles sont quasi inexistantes dans ma cité. J’ai peur qu’à cette allure, vous et vos enfants ne sombriez dans l’obscurantisme.
Mes bâtiments et autres immeubles, comme les immeuble fédéraux, les bâtiments administratifs, le Lycée Savorgnan de Brazza où ont été formés beaucoup de cadres, l’église Saint-Pierre Claver, etc, sont soit d’une propreté douteuse soit défraîchis. Les cimetières du centre-ville, de la Tsiémé, d’Itatolo et de Moukounzi Ngouaka sont envahis d’herbes luxuriantes au point d’être des repaires des bandits, des amoureux ou des amants en manque d’hôtel, de fumeurs de chanvre, de nids de guêpes et de serpents venimeux.
Bref, avec l’extension dont je suis l’objet depuis quelques années dans des banlieues aux terrains sablonneux, marécageux, propices aux érosions, au principe de «Tout pour le peuple», je ne suis plus «Brazzaville-la-verte» où il faisait frais et bon vivre, où les matinées étaient délicieuses. Je suis devenue «Brazzaville aux herbes, aux matitis et aux poubelles débordantes et puantes» où vous semblez vous complaire de cohabiter avec les souris, les cafards, les crapauds, les mouches et les moustiques, où les vendeurs aux marchés vendent des denrées alimentaires à même le sol et dans la boue, où l’eau potable coule rarement des robinets, où le délestage et les coupures d’électricité sont légion, où la misère et la pauvreté galopent à une allure vertigineuse, où les malades croulent sous le poids des ordonnances dans les dispensaires, les cliniques de fortune et les hôpitaux, incapables de vous prodiguer des soins adéquats et de vous fournir gratuitement de l’aspirine.
L’on y respire aussi de l’air malsain et pollué. L’on n’y aperçoit plus «l’adorable lumière, jeune et gaie, qui se jouait sur les pelouses d’un vert cru, entre les feuilles légères des mimosées et qui projetait sur le sol de mouvantes tâches de soleil». Les arbres de fer aux fleurs violettes et les flamboyants aux fleurs de rouge écarlate qui bordaient respectivement à Bacongo, les avenues De Brazza et Simon Kimbangu et dont l’ombre profitait aux piétons, ont été simplement abattus par des maires zélés pour des raisons de sécurité (sic). Et ce au nom de la politique politicienne. «Quand la politique empêche l’administration de fonctionner, le pays stagne» vous avait pourtant prévenus, il y a belle lurette, le Président Alphonse Massamba-Débat !
D’autre part, mon histoire commence à être tronquée. Par exemple, l’une des parties du Square De Gaulle est appelée, depuis quelques années, «la Place du Rotary». Je me demande pourquoi. En tout cas, mes points de repère, mes land marks n’existent plus. Mon histoire est presqu’effacée.
Quant à ma corniche où vous déambuliez soit en amoureux soit pour faire du sport, soit encore pour admirer chaque soir, les couchers de soleil ensanglantant l’horizon, elle a été reconstruite. Tant mieux ! Malheureusement, au moment où je vous écris, et à en croire l’Ambassadeur de la France au Congo, «la seconde partie de ma corniche sud, qui doit déboucher sur Kinkala, chef-lieu du département du Pool, ne seront pas exécutés maintenant parce que les travaux sont gigantesques». (Sic).
Enfin, nul n’est besoin de rappeler que les hommes, comme vous mes citadins d’ailleurs, dans leur immense majorité, ont un extrême besoin de paix. Mais amèrement, j’ai constaté que dans la violence aveugle, les guerres et la haine ont fauché et détruit la vie de vous mes citadins en général et de ce que j’ai de plus cher, les enfants. Vous les avez transformés en enfants de la rue, en mendiants, en diplômés sans emploi, en enfants à l’avenir incertain, en petites brutes arrogantes, en «bébés noirs», en «américains», en «arabes», en «koulounas» ou encore en tristes zombies mutilés, craintifs, apeurés, hébétés par votre imbécile folie des adultes ; tels sont aujourd’hui malheureusement, bien des enfants jetés sur les routes du désespoir dans ma cité.
Quelle barbare civilisation naîtra de ces êtres blessés, parfois bourreaux, mais tous victimes, me demandé-je? Mes victimes, vos victimes, nos victimes! Par indolence, égoïsme et manque de confiance, vous laissez se développer une culture de haine et de violence où l’alcool, la force, la machette et le fusil remplacent l’éducation, le dialogue, la tolérance, l’amour et le respect de l’autre. Vous feignez d’oublier que cet enfant est votre semblable, votre alter ego, quelles que soient sa faiblesse, son ethnie, sa tribu, ses idées, sa religion.
À cette allure, j’ai peur de disparaître avec vous, d’être rayée complètement de la carte. C’est pourquoi je lance un appel solennel aux artistes de faire preuve d’initiative, d’astuce et de créer de la beauté. Moi Brazzaville-la-verte, j’ai un site exceptionnel. N’y a-t-il pas, parmi vous mes citadins, des architectes, des entrepreneurs, des bâtisseurs, des musiciens qui pourraient s’enthousiasmer pour le projet?
J’ai le cœur on ne peut plus triste. Refaites de moi, je vous en supplie, «Brazzaville-la-verte», «une cité toujours claire, plus lumineuse, plus riche de pensée, symbole de l’éveil», symbole de la paix de tout le peuple congolais, une cité radieuse, propre et salubre; une cité sereine et fière d’afficher toujours la vieille devise de ma municipalité: «Ceux qui le touchent sont libres». Votre mère, Brazzaville-la-verte!

Dieudonné
ANTOINE-GANGA.

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