L’on a célébré, dans le monde entier, la fête de Noël. Sa préparation a battu son plein et indiqué plus ou moins le faste qui accompagne toutes les célébrations de fin d’année: religieuses ou profanes. Dans nos villes et surtout dans nos marchés. Malgré la misère et la pauvreté qui cisaillent le peuple congolais, c’est l’effervescence, avec les fêtes de fin d’année et de nouvel an. Riches et pauvres, nantis et démunis se croisent au cours de leurs emplettes, sans se voir, les regards des uns rencontrant les yeux hagards des autres. Ces jours de fête seraient-ils différents des autres jours? Non, ce ne sont pas des jours différents des autres, car il n’y a pas de trêve ni pour les exploités, ni pour les opprimés, ni pour les affamés, ni enfin pour les torturés.
Aussi, me permettrais-je de rédiger cet article, avec la conscience aiguë de ce décalage permanent entre l’idée que l’on peut se faire de la fête et du bonheur ou de la réalité douloureuse d’une société trop dure pour tous ceux qui vivent dans ses marges. La conscience aussi du peu de poids des mots pour répondre aux vraies détresses, plus vraies et plus inacceptables encore, en ces rendez-vous rituels et profanes.
Les chants célestes dont nous ont abreuvé les chorales de nos paroisses, pour célébrer Noël, ne couvriront pas plus cette année que d’autres, les cris de détresse qui montent des villages et hameaux des sinistrés du Département du Pool et des départements ayant subi des inondations; ils ne sécheront pas les larmes silencieuses des veuves, des orphelins, des enfants de la rue, des enfants des pauvres, des vieillards solitaires, des clochards dormant à même le sol aux carrefours des grandes avenues ou dans les marchés, des diplômés sans emploi, des chômeurs et des retraités maltraités, désespérés qui devront se contenter du spectacle de l’opulence des autres.
Reste inébranlable, même si elle est aujourd’hui minoritaire, la dimension spirituelle de l’évènement que fêtent, le 25 décembre de chaque année, les chrétiens, la naissance, parmi les pauvres, d’un enfant, de Jésus à Bethléem, il y a plus de deux mille ans. Dieu qui s’est fait homme et qui est venu apporter aux hommes, un message d’amour et de paix: «Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté (In terra pax hominibus bonae voluntatis)». Ce message est malheureusement souvent déformé, confisqué, dénaturé par ceux-là même qui sont supposés le défendre. Oh, l’exécrable collusion encore trop réelle entre l’Eglise et l’argent, Dieu et Mammon!
Ah! si les chrétiens pouvaient rester fidèles au sens de l’événement, en honorant au moins en Jésus-Christ, le non conformiste qui a osé braver les institutions établies, leur dire que leurs actes n’étaient pas conformes à leurs paroles, que tous les êtres humains sont frères! Jésus, cet Homme en colère qui maniait le fouet pour chasser les marchands du temple!
Les évêques, les prêtres, les pasteurs, les diacres et autres évangélistes ainsi que tous les chrétiens devaient rendre à Noël, sa vérité et son actualité. Sa vérité, car si Dieu s’est fait homme comme l’annonce l’Evangile, Noël est d’abord la fête de l’homme et de ses droits qui prennent ce jour-là une dimension d’éternité. Son actualité, car Dieu sait si les droits de l’homme solennellement proclamés par les Nations unies et repris dans la Constitution de notre pays, le Congo, vivent aujourd’hui des temps incertitudes: l’errance, l’exil, l’exclusion, la faim, le long retard du paiement des pensions des veuves et des retraités, le chômage, le manque de structures sanitaires et scolaires, les angoisses, les soucis quotidiens, la prison et son horreur qui atteignent l’homme dans sa dignité et au cœur de lui-même, qui le rongent. L’on ne dira jamais assez comme l’on ne combattra jamais assez, pour la liberté et pour la paix. Mais, les droits de l’homme ne s’arrêtent pas là où finissent la prison ou l’exil ou encore l’errance. Ou plutôt, il existe d’autres exils, d’autres prisons et d’autres errances.
Par exemple, le père de famille harcelé par les usuriers ou qu’un implacable désordre économique laisse sans emploi et donc sans salaire, est un exilé dans son propre quartier. Lui aussi marche à la recherche d’un avenir où sera reconnu son droit à l’existence, en même temps que sa dignité. Et que dire du jeune sans emploi, réduit au chômage avant même d’avoir travaillé? Que dire de l’enseignant vacataire qui attend in fine son embauche définitive et sa titularisation? Que dire du retraité, délaissé et abandonné sans pension? Et quand sera-t-il jour de bonheur pour ces adolescents, pour ces adolescentes, pour ces jeunes filles-mères qui vendent à la criée, dans nos rues, dans les carrefours, dans les ronds-points, des sachets d’eau glacée et de jus de gingembre, des tranches de noix de coco, des tranches de mangues mûres ou vertes assaisonnées de piment, des pots de crème lactée et glacée? Ils travaillent, les pauvres, douze à treize heures par jour, sous une chaleur accablante voire suffocante, pour un bénéfice dérisoire de misère.
Quand sera-t-il jour de bonheur pour toutes les personnes qui se sentent perdues, pour celles qui ne savent plus où aller; pour celles qui se terrent dans le noir, pour celles qui à cause de l’oisiveté errent dans nos rues sans but, pour celles qui souffrent dans leur corps, pour celles qui tirent le diable par la queue, pour celles qui se sentent abandonnées de tous, pour celles qui ne connaissent que de la solitude, pour celles qui ne parlent pas ou souffrent en silence, pour ces jeunes enfin qui, pour noyer leurs soucis permanents, leurs angoisses et chagrins, s’adonnent, dès 9h du matin, à des beuveries dans les ngandas de fortune, érigés à même les trottoirs de nos rues et de nos avenues? Ce qui fait d’eux des adeptes indécrottables du dieu Bacchus.
Toutes ces personnes vivent comme dans un «goulag». A ce propos, le Congo serait-il devenu un «goulag» où vivraient et seraient enfermés, les affamés, les miséreux, les clochards, les nécessiteux, les laissés pour compte et les jeunes à l’avenir incertain?
Il serait très souhaitable qu’en cette période de Noël, les chrétiens rappellent à tous, cette vérité et sauvent l’honneur: qu’il n’est pas de foi qui vaille qui ne se situe, par principe, du côté des faibles, des exclus et des opprimés; que la dévotion des riches et des puissants ne pèse pas. Qui d’entre nous ignore le pauvre Lazare aux portes de leurs banquets? Que les droits de l’homme, tous sans exception, doivent être respectés: le droit de penser et d’écrire, le droit de rire et de dire publiquement ce que l’on pense? Mais aussi le droit de travailler, d’aller à l’école, d’être soigné lorsqu’on est malade, le droit de se reposer, de jouir de sa retraite dans la dignité et enfin le droit de manger et de vivre?
Ces droits n’ont pas la moindre chance d’être respectés et garantis à tous, aussi longtemps que la richesse, l’arrogance et le bonheur de quelques-uns seront nourris dans notre pays, par la misère et le malheur des autres.
Avec cette période Noël, l’occasion était donc donnée à tous les chrétiens, à tous les croyants, d’affirmer haut et fort que le seul message de Noël est commun à «tous les hommes de bonne volonté», qu’ils croient au ciel ou qu’ils n’y croient pas. C’est la raison d’être des chrétiens qui attendent le Christ; leur attente n’est pas et ne doit pas être une attitude de passivité, une démission par rapport au monde où, comme l’a affirmé Saint Jean-Paul II, «la menace du mal qui s’enracine si facilement dans le cœur des hommes d’aujourd’hui et qui, avec ses effets incommensurables, pèse déjà sur la vie actuelle et semble fermer les voies vers l’avenir». Il s’agit, pour eux, «d’aller avec courage sur le chemin de la justice à la rencontre du Seigneur». Qu’ils ne se lassent point de la clamer, d’un Noël à l’autre et tous les jours que Dieu a faits: c’est l’exigence de la charité, de la justice, de l’égalité, de la liberté, de la fraternité, de la tolérance, de la paix et du bonheur entre les hommes. Cette exigence qui est au cœur de tous les hommes: les chrétiens, les croyants et les non-croyants.
Dieudonné
ANTOINE-GANGA