Le moins que l’on puisse dire est qu’il y a le culte de la personnalité qui étonne. De quoi parle-t-on? Il y a notamment le culte mêlé de vénération que l’on voue au «guide éclairé». Il y a le culte que l’on voue à ses parents. Chez nous par exemple, le culte dans cette modernité en construction a créé un sens à partir d’un enfant du pays, André Grenard Matsoua, le héros de la lutte sociale, remarquable dans son courage et ses exploits.
C’est l’exemple de Félix Eboué qui constitue, dans les années 1900, un exploit. Une légende de nos parents. L’enfant noir venu de Guyane, petit-fils d’esclave. Déjà à partir de ces années-là, Matsoua et Eboué montrent que l’homme noir compte. Leurs combats mêlant réflexion et action sont justes et fondés. La leçon à retenir: lorsque l’on est exigeant avec sa pensée, on le devient avec son action.
La profondeur de Matsoua
Enfant du début du 20ème siècle, Matsoua voit que son monde à lui, celui de ses ancêtres, vacille. L’histoire proclamée en 1880 n’était que le début d’une série de perturbations et de tragédies. Avant lui, les indigènes, les chefs coutumiers portèrent un regard sceptique sur les intentions du colonisateur français. Et le doute n’a fait que croître, si bien que, pour Matsoua, là où l’aliénation, la brutalité, la violence de l’Etat existent, il faut s’organiser pour les combattre. Il faut résister à l’inacceptable. Ce sentiment d’impuissance était basé sur des faits réels. Sa résistance face au colonisateur sera exceptionnelle.
Comme le suggérera plus tard Mongo Béti, «non seulement l’Afrique peut se développer, mais elle veut se développer, elle va se développer». C’est une fois arrivé en France que le culte de Matsoua a commencé. Il est entré dans notre histoire. Il a entamé une vie militante riche en rebondissements. Pierre Mantot, l’auteur du livre «Les matsouanistes et le développement», a retracé l’activité essentielle de Matsoua sur les transformations territoriales.
Au sujet des colons concessionnaires, Matsoua écrit à Raymond Poincaré, président du Conseil français: «Monsieur Antonetti, gouverneur général de l’A.e.f, a eu il y a un peu de temps, l’occasion de constater de quelle façon les frères Trechot, administrateurs d’une compagnie française du Bas-Congo, entendaient augmenter leur capital, au détriment des Noirs de mon pays… Les richesses immenses seraient accaparées… Si notre cher gouverneur général n’y avait pas mis ordre à temps…».
Par la suite, on sait combien les revendications justes et fondées ont suscité dans le milieu des administrateurs de l’époque. C’est aussi cette histoire, non assurée et non assumée, qui n’est pas enseignée dans les écoles de la République.
Félix Eboué, héros dérobé
Dans l’année 1884, à Cayenne, Monsieur Urbain Yves, fils d’esclaves, orpailleur, cadre de la société d’exploitation des gisements aurifères, donna au monde un petit-fils d’esclaves, le nommé Adolphe Félix Sylvestre Eboué. En quête d’aventures, c’est la veille de ses 24 ans qu’il débarque à Brazzaville. Entre temps, le jeune Eboué aura fréquenté le Lycée Montaigne à Paris, l’école coloniale, le milieu étudiant africain de Paris en plein bouillonnement. Depuis toujours, il était à la recherche de Victor Hugo à qui il voue un vrai culte. Ce qui l’a fasciné chez Victor Hugo, c’est le rêve, la lucidité, toujours en quête d’utopie et de progrès. «Je suis une force qui va», disait Hugo.
Eboué avait besoin des lumières de Victor. Ce poète du peuple, pour le peuple et par le peuple aimait à dire, «Etre roi, c’est servir le peuple». Eboué a toujours cru que Victor Hugo était un flambeau. Grâce à lui, chacun peut trouver son chemin. Malgré son penchant d’administrateur des colonies, une question l’interrogeait: «Où vas-tu?». En ce début du 21ème siècle, cette question nous traumatise encore: «Où allons-nous? Savons-nous où nous allons?». 60 ans après l’indépendance, c’est étrange de se poser l’éternelle question.
Peu-à-peu, quand Eboué arrive à Brazzaville, nommé comme gouverneur général de l’A.e.f par le général De Gaulle, la France rentre dans la guerre. Avec lui, l’Afrique équatoriale française allait sortir de sa neutralité. A Brazzaville, il est guidé par l’appel du 18 juin 1940 lancé depuis Londres sur les ondes de la B.b.c, par le général De Gaulle. Il n’est pas indifférent au message: «L’honneur, le bon sens, l’intérêt de la Patrie, commandent à tous les Français libres de continuer le combat, là où ils seront et comme ils pourront».
Pour Eboué, il s’agit de faire en sorte que l’A.e.f s’engage dans la guerre aux côtés de la France. Il ne cesse pas de manifester son ralliement à De Gaulle. Le culte de Brazzaville: le 18 juin, la voix de la France Libre est diffusée depuis Brazzaville sur les ondes de Radio Brazzaville. Fidèle à ses convictions philosophiques mais aussi à son patriotisme, Eboué rêvait d’un Commonwealth à la française. C’est depuis Brazzaville qu’Eboué va exposer son idée d’Union française au général De Gaulle pour rompre avec le passé.
Brazzaville, une cité de référence
L’événement: la conférence de Brazzaville de 1944, préparée par Eboué pour redéfinir les axes de la politique française au sortir de la guerre, n’a pas produit les résultats attendus. Pour Eboué, la déception est grande. Autre fait marquant le culte de Brazzaville, l’érection du deuxième temple maçonnique d’Afrique subsaharienne tout au début du 20ème siècle, après celui de Saint-Louis au Sénégal. Brazzaville se dotait de signaux sur lesquels reposait la construction d’une cité qui se voulait une source d’inspiration et d’émerveillement, de génération en génération. Dans ce qui deviendra l’histoire de nouveaux rapports entre les peuples colonisés et le colonisateur. «Brazzaville, capitale de la France-Libre… Brazzaville, refuge de notre honneur», disait De Gaulle, le 30 janvier 1944, alors que la France était sous occupation allemande.
Le 20 novembre 2023, le communiqué de presse du grand-maître du Grand Orient de France, depuis Brazzaville, à l’endroit de la communauté internationale sur le conflit entre Israël et les terroristes islamistes du Hamas, soutenant la libération immédiate de tous les otages et un cessez-le-feu immédiat, propose à Brazzaville, une cité de référence, et aux humanistes, le partage des idées et un confort pour leur cheminement. Les francs-maçons aiment à dire qu’il n’y a pas de hasard. Entre l’érection, en 1900, du Temple du Grand Orient de France de la Rue Quinet, en plein cœur de Brazzaville, et le message du grand-maître du Grand Orient de France, depuis Brazzaville, le 20 novembre 2023, il s’est écoulé un siècle. Beaucoup d’eau a coulé sous le pont. Cette histoire me paraît bien fondée.
Guillaume Trichard, grand-maître du Grand Orient de France, par ce communiqué, fait un bref rappel à la dimension de la conscience historique. Sur la base de ce constat, l’homme est donc à la fois le sujet et l’objet de la conscience historique. Il est donc de l’intérêt actuel que des hommes pensant, souffrant, agissant, trouvent là l’opportunité de se perdre dans la forêt Hugo, et y vivre à leur rythme.
Avec Victor Hugo, l’univers est le Centre de l’Union. Tout cela est parfaitement en symbiose à la vocation de la franc-maçonnerie universelle qui est de rassembler ce qui est épars et de rendre féconde les oppositions. Par extension, c’est dire que les fins de l’homme sont en lui-même. Et si le culte de la cité de Brazzaville pouvait s’inscrire dans une démarche ascensionnelle de la République vers l’Etat, pour agir dans la Nation?
Joseph BADILA