La souveraineté est au cœur de la problématique du développement. Le professeur Samir Amin illustre bien cette problématique du désengagement, avec le modèle auto-centré autodynamique.
Pour un pays, c’est une politique de développement économique «centrée sur lui-même et relativement indépendante de l’extérieur, une stratégie de développement de l’économie d’un pays essentiellement basée sur l’accroissement du marché intérieur, pour assurer des débouchés à l’industrialisation, dans une autonomie relative vis-à-vis du commerce extérieur. Le développement autocentré est fondé sur la protection des nouvelles industries (thèse de List sur la protection des industries dans l’enfance) et la substitution des productions locales aux importations. Cette politique privilégie la cohérence entre les différentes composantes de l’activité économique du pays. Elle se traduit, le plus souvent, par la mise en place d’un tarif douanier protecteur, qui freine l’importation de certains biens, et par une politique de substitution des importations, qui consiste à produire sur le territoire un bien qui était auparavant importé».
Dans le même ordre d’idées, on devrait approfondir l’analyse dissociative du professeur Dieter Senghaas. Sa conception d’une économie souveraine repose sur le fait que «les idéologies dominantes en matière économique préconisent globalement une politique de libre-échange qui conduit obligatoirement à l’inclusion de l’Amérique latine, de l’Afrique et de l’Asie dans le mode de division du travail (D.i.t) imposé par les métropoles. Derrière les mots «liberté» (c’est-à-dire liberté de commerce), «intégration» et «coopération», derrière cet écran de belles paroles, le capital multinational construit son «One world». De la complexité des économies nationales, on passe alors, sous la pression de ces doctrines économiques fortement idéologisées, à des monocultures déformées, incapables d’auto- approvisionner leurs propres peuples, dépendantes des diktats imposés par les quartiers généraux des consortiums, caractérisées par des «déformations structurelles» et des «circuits économiques défaillants». Tous les reproches que peuvent adresser les forces de gauche ou les pays en voie de développement à cette économie «one-worldiste» restent nuls et non avenus, tant que l’on ne s’attaque pas au fond du problème, tant que l’on ne rejette pas le principe de l’imbrication économique multinationale, tant que l’on ne refuse pas l’intégration dans le système du «One world». Contre cet engouement planétaire, Senghaas suggère une alternative: prôner la dissociation plutôt que l’intégration, déconnecter les sociétés périphériques du système économique mondialiste/capitaliste (dans une perspective nationale), favoriser la création d’espace de développement auto-centrés plutôt que d’accepter les mains-mises étrangères».
Enfin, le professeur Moustapha Kassé rappelle, avec force, comment le patriotisme économique peut booster l’émergence économique, à l’instar du modèle chinois. Il postule que «le patriotisme économique est composé de deux aspects. Dans l’aspect défensif, on essaye de faire en sorte qu’on sécurise son secteur privé par des législations et des règlements bien précis. Cela peut être un patriotisme plus offensif: en ce moment, on prépare l’entreprise à prendre des parts de marché à l’extérieur. Autrement dit, nous ne pouvons pas, sous prétexte de répondre à des standards internationaux qui sont imaginaires, nous priver de faire comme tout le monde. Il y a des pratiques nationales. Je crois à ces pratiques nationales. ( … ) Essayons de voir comment nous pouvons faire en sorte de promouvoir nos propres biens nationaux».
Et, répondant à un journaliste à propos de la crise du coronavirus, il conforte cette idée de patriotisme, en affirmant que «les États africains doivent exploiter cette nouvelle recomposition de l’ordre mondial et se battre, avec détermination, sérieux et rigueur, pour trouver leur place dans le nouveau concert des Nations, en exploitant, en toute indépendance (sortir des tutorats, des servitudes et des mimétismes infantilisants), le potentiel de partenariat «gagnant-gagnant» en faveur de leur développement. Ne loupons pas l’essentiel (…). Au-delà des incantations, pour arriver à l’émergence, il faut un État fort, démocratique, actif et capable d’impulser et d’organiser la société, de créer des externalités positives au niveau des infrastructures de base (santé, école, routes, énergie, assainissement, etc.), de guider et coordonner ces politiques sectorielles (industrielles, agricoles, des services, de la recherche et des innovations technologiques), d’encadrer les institutions de financement du développement, de promouvoir, appuyer et associer le secteur privé, de défendre un patriotisme économique clairvoyant et, enfin, de mettre en œuvre une politique sociale qui, au-delà de la justice sociale et de l’égalité des chances, se fixe de combattre le triple fléau du chômage, de la pauvreté et de la précarité».
Et le Professeur Kassé de conclure: «La politique économique et sociale doit être portée par un État fort et transformationnel qui ne doit être ni mou (G. Myrdal), ni prédateur (F. Bayard), ni patrimonial (P. Jacquemot), ni surchargé (Banque mondiale), ni contourné (P. Hugon). Une de mes hypothèses de travail est que ce qui freine la croissance n’est pas seulement l’insuffisance des ressources financières, technologiques, mais les paramètres institutionnels et politiques. Les modèles d’État ont conduit partout en Afrique à l’État bonapartiste souvent incapable de construire un système économique performant, un régime politique démocratique. Ce modèle qui comprend plusieurs variantes a précarisé et dévoyé toutes les institutions législatives, judiciaires et exécutives. C’est pourquoi il suscite beaucoup de controverses relativement à ses défaillances, ses dysfonctionnements et ses impuissances instrumentales».
C’est la nécessité pour le développement de ce que d’aucuns appellent «gouvernance transformationnelle pour un progrès endogène». Il convient de s’appesantir sur ce qu’il faut entendre par gouvernance transformationnelle, en insistant sur les caractérisations de l’Etat citées par le professeur Kassé. Pour Myrdal, l’Etat mou signifie un «Etat sans discipline sociale». Il entend par là un Etat caractérisé par «des carences administratives, particulièrement en ce qui concerne la mise en œuvre et le respect des lois: absence d’obéissance aux règlements et directives édictés par l’autorité, fréquentes collusions entre cette autorité, les individus puissants et les groupes de personnes dont elle devrait contrôler les actes et enfin, tendance, sensible dans toutes les couches de la population, à résister au contrôle de l’autorité publique et à ses voies et moyens». Myrdal inclut dans cette analyse la corruption.
Pour Bayart, «les positions de pouvoir [en Afrique] sont les voies prioritaires, voire monopolistiques qui mènent aux ressources de l’extraversion (…) qui permettent d’occuper des positions de prédation ou donnent prétexte à des prébendes pour aboutir à une appropriation directe et personnelle des principaux moyens de production et d’échange».
Jacquemot considère que «l’État [africain] est «approprié» par ses détenteurs, il est «privatisé»: chaque titulaire d’une parcelle d’autorité publique l’accapare à son profit et à celui de son réseau (…). Prélevant au lieu d’aider à produire, l’État a donc progressivement épuisé sa propre base économique».
Pour Philippe Hugon, «la baisse des revenus d’exportation a eu des effets directs sur le fonctionnement de l’État; les flux ont baissé, provoquant la chute des commissions sur marché. La classe dirigeante a vu ses revenus décroître et, par conséquent, a eu davantage de difficultés pour assurer la redistribution familiale et clientéliste. (…) [Alors], les uns sont incités à accroître leurs sorties de capitaux pour échapper à la contrainte de la redistribution; pour d’autres, les occasions de profit se situent dans les activités hautement spéculatives: immobilier, commerce d’import-export, opérations sur le marché des changes, voire les marchés des narcotiques et des armes et dans toutes les transactions qui peuvent échapper à l’enregistrement et à l’imposition: la contrebande, le marché noir, (…). Le hors-la-loi devient dominant».
Voilà décrite la nature de l’Etat que l’Afrique doit éviter, pour ses objectifs de développement. Toutes ces analyses sont anciennes; mais elles sont encore d’actualité. Elles restent les traits dominants de la nature des Etats en Afrique. Et, l’on ne peut pas raisonnablement parler de développement, lorsque ces tares sont transmises presque «héréditairement» d’un pouvoir à un autre. (A suivre).
Louis BAKABADIO
In «La diversification économique en question», Editions LMI (Janvier 2022). PP 55 à 62. Les références de citations sont à retrouvées dans le livre.